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Les avertissements de la mer

 

Au milieu de la nuit, brusquement, et comme par la détente d’un ressort, il se réveilla.

Il ouvrit les yeux.

Les Douvres au-dessus de sa tête étaient éclairées ainsi que par la réverbération d’une grande braise blanche. Il y avait sur toute la façade noire de l’écueil comme le reflet d’un feu.

D’où venait ce feu ?

De l’eau.

La mer était extraordinaire.

Il semblait que l’eau fût incendiée. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, dans l’écueil et hors de l’écueil, toute la mer flamboyait. Ce flamboiement n’était pas rouge ; il n’avait rien de la grande flamme vivante des cratères et des fournaises. Aucun pétillement, aucune ardeur, aucune pourpre, aucun bruit. Des traînées bleuâtres imitaient sur la vague des plis de suaire. Une large lueur blême frissonnait sur l’eau. Ce n’était pas l’incendie ; c’en était le spectre.

C’était quelque chose comme l’embrasement livide d’un dedans de sépulcre par une flamme de rêve.

Qu’on se figure des ténèbres allumées.

La nuit, la vaste nuit trouble et diffuse, semblait être le combustible de ce feu glacé. C’était on ne sait quelle clarté faite d’aveuglement. L’ombre entrait comme élément dans cette lumière fantôme.

Les marins de la Manche connaissent tous ces indescriptibles phosphorescences, pleines d’avertissements pour le navigateur. Elles ne sont nulle part plus surprenantes que dans le Grand V, près d’Isigny.

À cette lumière, les choses perdent leur réalité. Une pénétration spectrale les fait comme transparentes. Les roches ne sont plus que des linéaments. Les câbles des ancres paraissent des barres de fer chauffées à blanc. Les filets des pêcheurs semblent sous l’eau du feu tricoté. Une moitié de l’aviron est d’ébène, l’autre moitié, sous la lame, est d’argent. En retombant de la rame dans le flot, les gouttes d’eau étoilent la mer. Toute barque traîne derrière elle une comète. Les matelots mouillés et lumineux semblent des hommes qui brûlent. On plonge sa main dans le flot, on la retire gantée de flamme ; cette flamme est morte, on ne la sent point. Votre bras est un tison allumé. Vous voyez les formes qui sont dans la mer rouler sous les vagues à vau-le-feu. L’écume étincelle. Les poissons sont des langues de feu et des tronçons d’éclair serpentant dans une profondeur pâle.

Cette clarté avait passé à travers les paupières fermées de Gilliatt. C’est grâce à elle qu’il s’était réveillé.

Ce réveil vint à point.

Le reflux avait descendu ; un nouveau flux revenait. La cheminée de la machine, dégagée pendant le sommeil de Gilliatt, allait être ressaisie par l’épave béante au-dessus d’elle.

Elle y retournait lentement.

Il ne s’en fallait que d’un pied pour que la cheminée rentrât dans la Durande.

La remontée d’un pied, c’est pour le flux environ une demi-heure. Gilliatt, s’il voulait profiter de cette délivrance déjà remise en question, avait une demi-heure devant lui.

Il se dressa en sursaut.

Si urgente que fût la situation, il ne put faire autrement que de rester quelques minutes debout, considérant la phosphorescence, méditant.

Gilliatt savait à fond la mer. Malgré qu’elle en eût, et quoique souvent maltraité par elle, il était depuis longtemps son compagnon. Cet être mystérieux qu’on nomme l’Océan ne pouvait rien avoir dans l’idée que Gilliatt ne le devinât. Gilliatt, à force d’observation, de rêverie et de solitude, était devenu un voyant du temps, ce qu’on appelle en anglais un wheater wise.

Gilliatt courut aux guinderesses et fila du câble ; puis, n’étant plus retenu par l’affourche, il saisit le croc de la panse, et s’appuyant aux roches, la poussa vers le goulet à quelques brasses au-delà de la Durande, tout près du barrage. Il y avait du rang, comme disent les matelots de Guernesey. En moins de dix minutes, la panse fut retirée de dessous la carcasse échouée. Plus de crainte que la cheminée fût désormais reprise au piège. Le flux pouvait monter.

Pourtant Gilliatt n’avait point l’air d’un homme qui va partir.

Il considéra encore la phosphorescence, et leva les ancres ; mais ce ne fut point pour déplanter, ce fut pour affourcher de nouveau la panse, et très solidement ; près de la sortie, il est vrai.

Il n’avait employé jusque-là que les deux ancres de la panse, et il ne s’était pas encore servi de la petite ancre de la Durande, retrouvée, on s’en souvient, dans les brisants. Cette ancre avait été déposée par lui, toute prête aux urgences, dans un coin de la panse, avec un en-cas de haussières et de poulies de guinderesses, et son câble tout garni d’avance de bosses très cassantes, ce qui empêche la chasse. Gilliatt mouilla cette troisième ancre, en ayant soin de rattacher le câble à un grelin dont un bout était en ralingue à l’organeau de l’ancre, et dont l’autre bout se garnissait au guindoir de la panse. Il pratiqua de cette façon une sorte d’affourche en patte d’oie, bien plus forte que l’affourche à deux ancres. Ceci indiquait une vive préoccupation, et un redoublement de précautions. Un marin eût reconnu dans cette opération quelque chose de pareil au mouillage d’un temps forcé, quand on peut craindre un courant qui prendrait le navire par sous le vent.

La phosphorescence, que Gilliatt surveillait et sur laquelle il avait l’œil fixé, le menaçait peut-être, mais en même temps le servait. Sans elle il eût été prisonnier du sommeil et dupe de la nuit. Elle l’avait réveillé, et elle l’éclairait.

Elle faisait dans l’écueil un jour louche.Mais cette clarté, si inquiétante qu’elle parût à Gilliatt, avait eu cela d’utile qu’elle lui avait rendu le danger visible et la manœuvre possible. Désormais, quand Gilliatt voudrait mettre à la voile, la panse, emportant la machine, était libre.

Seulement, Gilliatt semblait de moins en moins songer au départ. La panse embossée, il alla chercher la plus forte chaîne qu’il eût dans son magasin, et, la rattachant aux clous plantés dans les deux Douvres, il fortifia en dedans avec cette chaîne le rempart de vaigres et de solives déjà protégé au dehors par l’autre chaîne croisée. Loin d’ouvrir l’issue, il achevait de la barrer.

La phosphorescence l’éclairait encore, mais décroissait. Il est vrai que le jour commençait à poindre.

Tout à coup Gilliatt prêta l’oreille.

Les travailleurs de la mer
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